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Les importations d’urée (engraisriche en azote) dans l’Union Européenne ont doublé depuis le début de la guerreen Ukraine.
avec Antoine Jeandey 05/05/24
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Atlantico : Les importations d’urée (engrais riche en azote) dans l’Union Européenne ont doublé depuis le début de la guerre en Ukraine. Il s’agit d’engrais importants pour le développement des plantes. L’Europe en est dépendant de la Russie. Comment la situation géopolitique, en particulier les sanctions occidentales contre la Russie, a influencé le marché des engrais et les importations européennes ?
Antoine Jeandey : L’agriculture européenne présente décidément des particularités vis-à-vis de la Russie dans bien des domaines. Pour les importations d’engrais, la situation est toutefois bien différente que pour celles de céréales. Pour ces dernières, il s’agit d’une décision stratégique contestable, et toujours en cours de discussion pour en sortir. En revanche, pour les engrais, il existe un réel besoin. En fait, les importations se situent à plusieurs niveaux. Pour fabriquer des engrais azotés, il faut du gaz. Plus que nous en produisons. Or, les importations de gaz de Russie, si elles existent toujours, sont de plus en plus surveillées d’une part, et surtout les coûts se sont envolés d’autre part. De fait, il devient plus compliqué (ou plus cher) de fabriquer nous-mêmes nos engrais. Donc il revient meilleur marché d’en importer davantage, car parallèlement nos productions en réclament toujours autant. Notre compétitivité agricole en dépend, laquelle est l’un des facteurs de notre indépendance dans ce contexte géopolitique trouble. Car s’il existe, y compris au sein de la profession, des critiques vis-à-vis de notre modèle agricole, en changer drastiquement aujourd’hui aurait des conséquences très vraisemblablement plus dramatiques, à la fois pour les agriculteurs et pour notre autonomie alimentaire, qu’il n’y aurait d’avantages, environnementaux ou autres, à en tirer. Et surtout, s’il devait falloir évoluer des règles culturales, ce ne doit surtout pas être sous la pression du marché du moment, plus rapidement évolutif qu’un changement de paradigme stratégique, mais selon un échéancier pouvant raisonnablement être suivi et avec des objectifs plus clairs que la réponse à l’immédiateté. Donc, oui, nous avons besoin d’engrais. Doit-il pour autant venir de Russie ? La Chine est le premier producteur mondial, la Russie le second. Avant le 24 février 2022, les engrais azotés russes représentaient près du tiers des importations européennes en la matière. Ce taux a baissé depuis à près de 20 %, mais en tonnages, les importations ayant augmenté par manque de gaz, les engrais russes distribués en Europe représentent désormais 2 millions de tonnes contre 1,5 auparavant (source : un expert d’Agritel, son interview par Jean-Paul Hébrard). En d’autres termes, oui les volumes augmentent, mais pas la dépendance. Le pays européen le plus gros importateur d’engrais russe est la Pologne, mais la France est largement impactée également : + 86,5 % d’engrais russe entre 2021 et 2023 (soit 402 000 tonnes en 2021 contre 750 en 2023). Au passage, il faut noter ce paradoxe : pour conserver notre autonomie alimentaire, il nous faut passer par des fournisseurs d’engrais étrangers, dont la Russie.
Quelles sont les différences de coûts énergétiques et de contraintes en matière de durabilité entre les producteurs d’engrais russes et européens ? Comment cela affecte-t-il la compétitivité sur le marché ?
Il existe deux grandes différences entre les productions d’engrais russes et européennes : l’énergie nécessaire (le gaz dont dispose la Russie mais pas l’Europe, je n’y reviens pas) d’une part, et la matière première, dont la Russie est grande productrice. Les technologies de transformations, nous les possédons. Au-delà des coûts de production, pas forcément publics, un facteur attire l’attention : la lisibilité. Toute entreprise a besoin de lisibilité, en particulier lorsqu’il s’agit à la fois de très importantes entreprises et sur des secteurs aussi stratégiques. Récemment, Svein Tore Holsether, le Pdg de Yara, entreprise chimique norvégienne, s’est ouvert à la presse de craintes qu’il ressentait face à cette dépendance aux engrais russes. Selon lui, 2024 sera une année décisive, au cours de laquelle l’Europe devra prendre les bonnes décisions pour sortir de cette dépendance, synonyme de trop d’inconnues pour l’avenir proche.
Quels sont les impacts économiques et environnementaux de cette dépendance croissante aux engrais russes en Europe ?
Il existe une façon de se sortir de la dépendance à la Russie en éliminant du même coup le coût environnemental que représente cette industrie grande consommatrice de gaz. L’Europe aurait toutefois besoin de près de 20 ans pour réussir la transition vers des engrais que l’on pourrait qualifier de plus « biologiques », au sens de bien moins consommateurs d’énergies fossiles. En France, on a déjà commencé. Au Havre, les travaux débuteront fin 2024 pour une livraison prévue en 2028 d’une usine d’hydrogène vert, qui aura vocation à alimenter l’usine d’engrais Yara qui se trouve à proximité, et qui n’aura donc plus besoin de gaz (russe ou autre). C’est sans doute dans cette voie que se situe la solution, même si bien sûr de tels projets doivent se multiplier en Europe. En attendant, effectivement, l’empreinte carbone des engrais importés depuis la Russie est considérée comme étant de 50 à 60 % plus élevée que pour les engrais aujourd’hui fabriqués en Europe, selon Svein Tore Holsether.
Existe-t-il des collaborations ou des partenariats internationaux qui pourraient atténuer les risques liés à la dépendance aux engrais russes et à promouvoir une production d’engrais plus durable et diversifiée ?
La solution, à moyen terme, doit être trouvée en interne, avec la volonté désormais affichée de réindustrialiser l’Europe, en intégrant nos normes environnementales. Mais cela réclame un délai, et effectivement, il faut trouver des solutions alternatives entre-temps. Il faut aussi tenir compte de tout le contexte mondial pour les engrais, y compris sur les autres continents. Par exemple, l’Afrique connait une forte pénurie d’engrais depuis la guerre en Ukraine, qui impacte sur ses rendements et donc susceptible à terme d’entrainer des émeutes de la faim dont on ne sait ce qu’elles pourraient entrainer (au-delà de la cruauté des famines bien sûr) en termes géopolitiques.
Dans ce contexte de dépendance aux importations russes, quelles sont les perspectives à long terme pour l’industrie européenne ?
Vous l’avez compris, l’objectif essentiel est de s’en défaire, de cette dépendance russe, mais aussi de toute autre dépendance. Ce qui signifie que le modèle européen actuel, fondé sur le libre-échange, en acceptant de ne plus manufacturer (ou moins en tout cas) chez soi certains produits pour en faire des monnaies d’échanges avec d’autres pays ou continents, ce modèle « idéal » (car il ouvre le dialogue avec les autres) par temps de paix va devoir souffrir quelques modifications. L’Europe savait tout (ou presque) produire en interne, ce n’est plus le cas, et cela doit changer. Ce qui était vrai pour les masques anti-Covid importés de Chine hier ou les engrais venus de Russie aujourd’hui, l’est dans bien d’autres domaines. C’est un mouvement général qui doit s’amorcer, non pas pour un repli sur soi, mais pour assurer un état proche de l’autosuffisance lorsque le besoin s’en fait sentir. Ou au minimum pour savoir comment s’en rapprocher.