En lisant Emmanuel Todd : De l’effondrement américain au réveil de l’histoire
par Edouard Husson 15 janvier 2024
On attend toujours avec impatience “le nouveau Todd”. Le cru 2024 tient toutes ses promesses. Le déni de réalité américain (et occidental) y est radiographié avec une intelligence implacable, souvent cruelle, toujours jubilatoire. Nous sommes nombreux à avoir constaté, ces dernières années, le déclin de l’Empire américain. Emmanuel Todd nous explique ce qui s’est vraiment passé. Lâchez toute autre lecture : prenez le temps de savourer: un livre réussi, c’est celui dont on sort plus intelligent. Et puis, j’ai tiré de ce livre qui décrit une réalité occidentale très sombre, pourtant, des raisons d’espérer un monde meilleur
« Un roman est un miroir qui se promène sur une grande route » écrit Stendhal dans Le Rouge et le Noir. Confesserai-je que je dévore chaque livre d’Emmanuel Todd avec plus de passion qu’un roman contemporain ? Alors que le roman d’aujourd’hui, en Europe en tout cas, a complètement abandonné sa vocation sociale, Todd nous fait comprendre le monde qui nous entoure et son histoire à raison d’une parution tous les deux ans et demi depuis le milieu des années 1970 ! Et La défaite de l’Occident est un puissant miroir réfléchissant pour qui veut approfondir la géopolitique actuelle.
Quand l’Ecole des Annales rencontre la géopolitique
J’ai beau chercher, je ne connais pas de chercheur plus sérieux ni plus créatif. Certains penseront que je suis partial puisqu’Emmanuel Todd est, de métier, un historien – ce que je m’efforce d’être aussi. Précisément, il n’est pas n’importe quel historien : tandis que l’historiographie française, ces trente dernières années, avait tendance à délaisser la démographie, les statistiques, l’histoire quantitative, il n’a cessé de porter haut les couleurs des “Annales”, ce courant né dans les années 1920 et devenu si célèbre internationalement après la Seconde Guerre mondiale, qu’on l’appelle simplement “l’Ecole française”. L’Origine des systèmes familiaux (2011) est le chef d’œuvre historiographique d’Emmanuel Todd, un monument de la science historique française, qui prend naturellement place à côté de La société féodal de Marc Bloch ou de La Méditerranée et le Monde Méditerranéen à l’Époque de Philippe II de Fernand Braudel.
Todd n’est pas seulement un continuateur de la prestigieuse lignée des Annales. Il est aussi un authentique intellectuel, au sens le plus éminent qu’a ce terme dans la tradition française, une intelligence mise sans contrepartie au service du débat public. On connaît ses analyses implacables sur l’adhésion niaise des hauts fonctionnaires français à l’euro. Mais Qui est Charlie ? apparaîtra comme son ouvrage le plus courageux, moralement parlant. Il va à contre-courant d’une certaine bien-pensance française, qui demandait des comptes à l’Islam, après les attentats de 2015. Alors que des comptes, il fallait en demander à tous les zélateurs du néo-conservatisme et de son « choc des civilisations » fait pour dresser les Français les uns contre les autres. .
Une intuition au passage : en étant intellectuel autant qu’universitaire, Emmanuel Todd a surmonté l’appréhension que l’École des Annales éprouvait envers le temps présent et l’histoire événementielle. Qui connaît cette tradition historique appréciera d’autant plus le briseur de tabous : le livre dont il est question aujourd’hui. La défaite de l’Occident, rédigé un siècle après la naissance de l’École des Annales, réconcilie cette dernière avec la géopolitique !
La crise de l’hégémonie américaine
Même au cœur de l’ouvrage le plus technique, du point de vue des sciences sociales, Emmanuel Todd a des aperçus fulgurants sur notre temps. Et même dans ses essais les plus engagés, l’argumentation est dotée d’une épaisseur sociologique et s’enracine dans la longue durée chère à Braudel. Le millésime 2024 ne déroge pas à cet équilibre.
La défaite de l’Occident a été ma lecture des trois derniers jours. Vous aurez la tentation de le lire plus vite. Mais soyez gourmets, plutôt. Appréciez l’humour permanent et décapant. Et puis, même quand on est d’accord, il y a des chapitres terribles, comme des alcools qui secouent : l’anglophile incurable que je suis ne peut que donner raison au chapitre “Croule Britannia”, tout en souffrant de prendre la mesure du désastre britannique en cours….
L’auteur traite fondamentalement d’un sujet, le déni de réalité de « l’Occident » qui s’est acharné à penser que la Russie perdrait la guerre contre l’Ukraine. Les décideurs nord-américains, leurs porte-voix des gouvernements européens, les médias occidentaux ont bien dû constater, sans pouvoir l’expliquer, que l’Amérique latine, l’Afrique, le Proche-Orient, l’Asie, à peu d’exceptions, ont choisi une attitude de neutralité voire de soutien à la Russie. Et loin de faire plonger la Russie, les sanctions économiques l’ont renforcée. Pourtant le déni de réalité est toujours présent. Il est enraciné dans le refus de voir la crise américaine.
Au centre du livre, il y a en effet la crise des Etats-Unis, dont Todd nous dit qu’elle est, fondamentalement, ce qui déstabilise actuellement le monde. Reprenant et approfondissant des analyses antérieures, l’auteur confirme le déclin du système éducatif, la désindustrialisation, le gonflement artificiel du PIB par des activités non-productives, la crise du dollar, l’effondrement religieux – en particulier celui du noyau protestant et de l’idéal qui animait les élites WASP. Le livre est construit autour de cette crise américaine, L’Europe s’est fracturée selon sa réaction à cette crise : la Russie -encore largement européenne dans la vision de Vladimir Poutine – fait figure de « principe de réalité ». La petite Hongrie, nation active, reste les deux pieds dans le réel grâce à Viktor Orban et, surtout, l’histoire toujours vivante d’une résistance assumée à l’URSS. Le reste de l’Europe, à commencer par l’Ukraine, est à la fois aspirée et broyée par un monde dirigeant américain (on se régalera des pages consacrées au « village de Washington ») qui semble prêt à entraîner ses alliés dans sa fascination nihiliste pour la violence.
L’étoile américaine en fin de vie aspirera-t-elle tout comme un trou noir ?
Le livre de Todd se termine sur une note inquiète. La dynamique de violence américaine peut-elle entraîner le monde dans une catastrophe ? L’image qui vient à l’esprit est celle d’une étoile en fin de vie.
L’étoile, devenue instable et variable, souffle ensuite littéralement son atmosphère dans l’espace. C’est le stade dit de la nébuleuse planétaire (appelée ainsi car les premiers objets de ce type découverts ont été confondus avec des planètes). Au centre, un cœur incandescent subsiste, la naine blanche. Cet astre d’une taille similaire à la Terre mais de la masse du Soleil, est caractérisé par son énorme densité d’une tonne par centimètre-cube. Une cuillère à café d’une telle substance pèserait autant… qu’une voiture sur Terre ! Or, si la masse de la naine blanche dépasse 1,44 fois celle du Soleil, elle s’effondre sous l’effet de son propre poids. Sinon, elle luit pendant des milliards d’années avant de s’éteindre… en naine noire.
Le destin d’une étoile dépend de sa masse. Les étoiles entre 0,5 et 8 fois la masse du Soleil achèveront donc leur existence en une élégante nébuleuse planétaire irisée, illuminée par le rayonnement de la naine blanche centrale. (…) Pour les étoiles dont la masse dépasse 25 fois celle de notre Soleil, il se forme bien une étoile à neutrons. Mais sa masse est trop élevée pour que la pression des neutrons ne contrebalance la gravitation. L’astre résiduel ultra-dense s’effondre donc sur lui-même et engendre la création… d’un trou noir.
Alors naine blanche ou trou noir ?
D’un côté, le caractère largement artificiel d’un PIB américain gonflé par des activités non productives tendrait à promettre une fin de l’étoile washingtonienne laissant relativement tranquille son environnement. Mais le poids encore considérable des Etats-Unis dans les affaires du monde, leur interventionnisme tous azimuts, pourraient créer un effet, plus dangereux de « trou noir », aspirant tout dans sa chute. On comprend bien l’attitude d’une grande partie de la planète, qui prend ses précautions, ses distances par rapport à la crise américaine. Depuis février 2022, je suis convaincu que Vladimir Poutine a déclenché la guerre contre l’Ukraine parce qu’il se méfiait de l’effet délétère pour la Russie de ce nihilisme occidental installé à ses portes en s’étant emparé d’une petite nation slave sans boussole.
Les clés explicatives de Todd donnent une vision globale. Il y a l’affrontement économique. Il y a aussi le rejet quasi-général des « valeurs occidentales ». Se référant à sa connaissance des structures familiales, l’historien de la longue durée nous explique pourquoi la question du « mariage homosexuel » ou celle des « transgenres » ne passionnent que le monde occidental. Ceux qui aiment méditer sur les causalités profondes en histoire prendront le temps de comparer la carte des structures familiales fondées sur la patrilinéarité (définition de la filiation en fonction du père) et celle des BRICS.
(Carte proposée dans La défaite de l’Occident)
Carte des BRICS au 1er janvier 2024 (L’Argentine n’a finalement pas adhéré)
La carte de la patrilinéarité anthropologique nous permet d’anticiper ce que sera un jour la carte des BRICS. Le cœur du dispositif a un fondement anthropologique ; les prolongements sud-africains et latino-américains en cours – et, pourquoi pas, si la France se réveillait, un prolongement méditerranéen – sont affaire de volonté politique.
D’autres lecteurs préfèreront se délecter du parallèle provocateur que formule Emmanuel Todd :
Revenons sur le sens profond de l’idéologie transgenre (…). Elle dit qu’un homme peut devenir femme, et qu’une femme peut devenir homme. Elle est une affirmation du faux et, en ce sens, proche du cœur théorique du nihilisme occidental. Mais comment l’adhésion à un culte du faux pourrait-elle mener à une alliance militaire plus sûre ? Je pense pour ma part qu’il existe en fait un rapport mental et social entre ce culte du faux et la non-fiabilité désormais proverbiale des États-Unis dans les affaires internationales. Tout comme un homme
peut devenir femme, un traité passé avec l’Iran dans le domaine nucléaire (Obama) peut se transformer, du jour au lendemain, en un régime de sanctions aggravé (Trump)
La défaite de l’Occident, chap.11.
Un rebond allemand?
La force d’un ouvrage de Todd, c’est qu’il provoque la réflexion. On a envie de débattre en profondeur avec lui. J’ai eu au fur et à mesure de la lecture de légères divergences: l’auteur manque, de mon point de vue, la ruse de guerre des Russes au début du conflit ukrainien, qui ne font qu’une feinte vers Kiev – afin de fixer des troupes ukrainiennes au nord et de s’emparer, au sud, des territoires de la rive gauche du Dniepr, qui doivent protéger la Crimée. ; et il surestime l’offensive ukrainienne de septembre-octobre 2022 tout comme le repli tactique russe; mais c’est de peu d’importance pour le tableau général, celui d’une guerre prudente, adaptée à la démographie russe et menée à l’abri de l’arme hypersonique.
Je suis plus dubitatif sur le redressement allemand annoncé. Emmanuel Todd pense qu’il sera possible à l’Allemagne de sortir de sa passivité actuelle et de reprendre le cours des relations avec la Russie. A mon avis l’auteur sous-estime l’ampleur des coups que l’Allemagne s’est portée à elle-même depuis les années Merkel. Avant le désastreux choix stratégique anti-russe de Scholz, il y a la sortie accélérée du nucléaire (en Allemagne on dit plaisamment que les communistes est-allemands n’ont accepté leur défaite idéologique et politique, en 1989, qu’après s’être assurés qu’Angela Merkel était passée à l’Ouest et les vengerait un jour….) . Et pour connaître de l’intérieur le déclin éducatif de ce pays (confirmé par la rechute dans les récents résultats PISA), je pense que l’Allemagne est entrée dans une crise durable et prolongée.
En réalité, je soupçonne que l’espoir mis par Emmanuel Todd dans le redressement allemand est une manière de maintenir un petit bout de l’histoire des siècles écoulés. Même si l’Allemagne ne fait pas partie de l’Occident stricto sensu, au sens où l’auteur emploie le terme, son apport à la dynamique européenne et occidentale a été décisif. En termes d’éducation, de science, de vie universitaire, d’industrie, d’art…. Un redressement allemand maintiendrait une continuité historique au moment où les Etats-Unis s’effondrent.
On sent que ce grand admirateur de la dynamique historique du protestantisme aimerait bien que tout ne soit pas englouti par le nihilisme américain actuel. Je souhaite pour l’Allemagne que Todd ait raison. Mais je suis plus pessimiste que lui.
Ces formes politiques nouvelles dont est gros le monde multipolaire
Ceci m’amène à une dernière remarque. Et c’est en fait la seule critique de fond que je formulerai. Je comprends bien l’auteur lorsqu’il explique que les Etats-Unis n’agissent plus dans un cadre national et qu’il décrit la crise des nations, à commencer par la Grande-Bretagne. Mais, paradoxalement, Emmanuel Todd pose un modèle national relativement stable – celui des nations protestantes et de leurs émules dans le monde catholique sécularisé – comme une sorte d’invariant de la période moderne, et qui serait arrivé à épuisement.
C’est peut-être mon tropisme “Old Whig”‘ (burkéen) qui ressort, mais j’ai toujours vu les nations modernes comme des réalités instables. Je ne sous-estime pas la crise actuelle des attachements nationaux mais je suis sceptique sur la disparition irréversible dont parle Todd. Il nuance d’ailleurs son propos en introduisant une distinction entre ”nation active” et ”nation inerte”
Je suis sûr que la France survivra à Macron. Et je suis convaincu que la génération de mes enfants sera actrice d’une nouvelle fraternité française – mon imagination s’arrête quand il s’agit de décrire les formes qu’elle prendra car elle sera inattendue. En tout cas, je ne vois pas ce qui s’oppose à ce qu’une fois débarrassée de l’actuelle influence américaine, la France (si elle arrive à échapper à un effet trou noir), retrouve assez naturellement un équilibre d’Etat-nation enraciné dans sa matrice gallo-romaine – avec une forte capacité d’assimilation de groupes ethno-culturels que l’on dresse aujourd’hui les uns contre les autres. .
En réalité, l’effondrement américain et occidental devrait nous faire prendre conscience de la diversité des formes politiques auxquelles nous avons affaire dans le monde multipolaire en émergence. Bien sûr, il y aura des nations, nombreuses. Nous assistons d’ailleurs en ce moment à ce phénomène admirable d’un peuple palestinien que plusieurs de ses voisins étaient prêts à passer par “pertes et profits”, mais qui se soulève pour revendiquer ses droits de nation.
Mais que dire de l’Inde ou de la Chine? Nations ou empires? Et la Russie? En l’occurrence la désignation impériale n’est pas péjorative. La coïncidence entre Etat et nation n’est jamais allée universellement de soi dans l’histoire. Qui peut dire comment le monde musulman se stabilisera politiquement une fois le cyclone américain passé? Je suis frappé de voir comment les BRICS regroupent des Etats qui ont tous un intérêt commun: créer un environnement mondial pacifique, stable et prospère pour pouvoir développer sans ingérence étrangère et sans guerre civile leur modèle propre d’organisation politique. Aucune ressemblance politique entre l’Arabie Saoudite, l’Egypte, l’Ethiopie, l’Iran, l’Afrique du Sud, le Brésil…; mais tous ont intérêt à un monde pacifié.
L’histoire entravée par la crise américaine reprend son cours
Cela nous amène à une remarque ultime; Emmanuel Todd a raison de nous rappeler la faiblesse de la dynamique démographique contemporaine, en particulier dans l’hémisphère nord. Bien entendu, les rebonds démographiques ne se décrètent pas. Qui aurait imaginé le redémarrage de la démographie française en pleine débâcle du début des années 1940, au point qu’on peut voir y une sorte de mouvement instinctif de résistance et de redressement? Il faut que l’avenir ait un sens – c’est souvent celui d’un défi à surmonter – pour que les peuples aient envie de vivre. Je suis persuadé, sans pouvoir le prouver, que la démographie russe repartira après la victoire contre l’Ukraine – en fait une victoire sur toutes les forces intérieures et extérieures qui ont entravé le développement russe depuis un siècle.
Au-delà du terrible constat sur la ”chute finale” des Etats-Unis que dresse Todd, le livre donne espoir en un avenir meilleur. Dans sa conclusion, l’auteur fait remarquer qu’on s’est trompé sur le sens des événements de 1989. On a vu une victoire américaine là où il y avait avant tout une mutation profonde de la sphère soviétique en même temps qu’une main tendue pour construire la paix. Allons même plus loin: trente ans de crise américaine – devenue aujourd’hui l’agonie d’un système – ont empêché l’avènement du monde multipolaire, dont l’extraordinaire enchaînement pacifique, de la chute du Mur de Berlin aux accords d’Oslo en passant par la fin de l’apartheid, étaient gros.
Il y a un fil directeur dans l’ensemble de l’œuvre d’Emmanuel Todd: la mise en valeur de la diversité du monde. C’est encore elle qui émerge de la “défaite de l’Occident”. L’histoire peut reprendre son cours.