LE BRUIT DU TEMPS par Slobodan Despot
Le cheval de Caligula
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Si Ursula von der Leyen nommait son poney ministre des Affaires étrangères de l’UE, pensez-vous que quelqu’un s’y opposerait ? Et que le brave animal serait moins compétent à ce poste que M. Borrell ou Mme Kaja Kallas ?
« Mon voisin du dessus, un certain
Blaise Pascal, M’a gentiment donné ce conseil amical : Mettez-vous à genoux, priez et implorez,
Faites semblant de croire et bientôt vous croirez. »
(Brassens, « Le Mécréant ».)
Le 7 novembre dernier, lors de la rencontre annuelle du Club de Valdaï, le président russe s’est livré à l’un de ses exercices favoris : la conférence de presse fleuve, retransmise en direct même en Occident. Après une allocution d’une heure et demie, il a répondu aux questions des journalistes pendant plus de trois heures avec une aisance par moments facétieuse. Exhorté par Roger Kœppel, le directeur de la Weltwoche, à «mieux communiquer» en direction des Européens, Poutine a évoqué l’incompréhensible comportement des Allemands qui ont sabordé leur propre économie en se privant de gaz russe, sous-entendant que la «communication» avec de telles personnes était devenue très difficile. Et pourquoi ?
L’explication est lâchée d’un ton pince-sans-rire et faussement ingénu (à 4 h 22mn) :
« Quand je parle avec nos experts — ce n’est pas ce que je dis, je ne fais que citer les paroles des experts, et je ne veux offenser personne —, donc quand je demande à mes experts : “Qu’est-ce qui leur manque, en Europe ?”, on me dit : “Il leur manque de la cervelle”. Ce n’est pas qu’ils soient stupides, non, c’est que les décisions en matière économique sont prises par des politiques qui n’ont aucun rapport avec l’économie. Des décisions politisées, inappropriées, infondées. La même chose vaut pour l’agenda vert. C’est une noble cause, bien entendu, mais faire peur à tout le monde pour ensuite imposer des solutions qui seront inapplicables, ce n’est pas très honnête à l’égard des électeurs… »
Cela ressemble à un énorme troll. Que manque-t-il à l’Europe, berceau de la civilisation technologique, de la Renaissance et des Lumières, foyer de la conscience humaine universelle et de la compréhension de l’univers qui nous entoure ? Eh bien… de la cervelle. Rien que ça ! Mais la vanne devient moins drolatique si l’on se reporte quelques décennies en arrière et que l’on renverse la situation. On imagine un dirigeant occidental, vers le début des années 1980, souverain et sûr de lui, expliquant à des journalistes soviétiques ce qui, à son avis, ne va pas chez eux, en URSS. Il leur parlerait sans doute d’abord d’économie, d’ingérences politiques inadéquates, guidées par l’idéologie, de solutions autoritaires et inapplicables. Après tout, n’avait-on pas affirmé en URSS, sous la direction de l’idéologue scientiste Lyssenko, qu’on allait faire pousser du blé sous le cercle polaire ?
Ce pays était pourtant aussi le pionnier de la conquête spatiale, la patrie des généraux qui ont vaincu le IIIe Reich, l’éditeur des meilleurs manuels de science et de technique. Plus loin dans le temps, c’était tout de même la patrie de Dostoïevski et de Tolstoï, de Mendeleïev et de Tsiolkovski, créateurs — respectivement — du tableau périodique des éléments et de l’astronautique. Sous la terreur des bolcheviks, pourtant, les hommes les plus intelligents avaient appris à prendre des vessies pour des lanternes. Ou du moins à faire semblant. Mais, comme l’avait observé Pascal (ou plutôt son porte-parole Brassens), à force de faire semblant de croire, on finit par devenir croyant. À force de braire, on devient Aliboron. Et à force de barrir, dirait Ionesco, on devient rhinocéros.
IDIOTIE DE FONCTION
J’observe le comportement des dirigeants et « tenants-parole » européens, j’écoute leurs déclarations, et je dois bien admettre que la nomenklatura soviétique n’est jamais allée aussi loin dans le déni de réalité. À tout le moins, personne en URSS n’a sérieusement prétendu que des gens pouvaient changer de sexe. Mais restons en deçà de la psychiatrie et limitons-nous aux affaires courantes.
Cette semaine encore, une dinde fourrée du nom de Nathalie Loiseau lançait la solution miracle pour continuer de financer la guerre suicidaire de l’Ukraine :
« Assez de discours. Des actes ! » : la harangue classique de l’imbécile qui s’apprête à donner tête première dans un mur. Ne parlons même pas de l’irréalisme stratégique de cette confiscation infligée à l’« agresseur pour soutenir l’agressé » : l’Occident pourrait-il même produire dans un délai utile la quantité d’armes correspondant à ces 300 milliards ?
Le plus grave est que la dame ne semble même pas remarquer qu’elle appelle à l’abolition de l’État de droit, le pilier essentiel du système qu’elle représente.
Les « actes » qu’elle réclame constitueraient un vol pur et simple après lequel les investisseurs éviteraient l’UE en grand arc de cercle.
Or Mme Loiseau est un apparatchik exemplaire. Députée européenne, secrétaire du parti Horizons, ex-diplomate, ex-directrice générale de l’administration du Quai d’Orsay, ex-ministre et surtout… ex-directrice de l’École nationale d’administration, la filière des grands vizirs du plus fonctionnarisé des empires d’Occident. Il aura bien fallu, se dit-on, quelques neurones valides pour accumuler un tel curriculum vitæ. Et il n’y a pas que du carriérisme. La dame est diplômée de chinois de l’INALCO. Ce genre de papier, en principe, ne s’achète pas.
Comment, par conséquent, une personne satisfaisant aussi bien aux critères d’accès à l’élite dirigeante d’un État moderne peut-elle être aussi désespérément stupide ? La question se pose dans les mêmes termes au sujet de nombre de ses collègues actuels : M. Lemaire qui par la force de sa seule pensée mit la Russie à genoux, Mme Baerbock qui fait des demi-tours à 360 degrés, M. Starmer qui envoie des mamours à Trump après avoir envoyé ses «conseillers» aux Démocrates pour faire barrage à son
élection, M. Scholz qui étouffe l’enquête sur la destruction de Nord Stream, offre la plus haute distinction nationale au dynamiteur le plus probable de son gazoduc, M. Biden, puis accuse la Russie de priver l’Allemagne d’énergie, M. Stoltenberg qui aura cru jusqu’au dernier jour de son mandat à l’OTAN que l’Ukraine était sur le point de gagner, sans oublier l’hilarante ex-première ministre britannique Liz Truss, et cætera, et cætera…
Ces gens ne sont pas tous des idiots de village posés sur des trônes par dérision et moquerie. On a le sentiment qu’en d’autres circonstances, certains doivent faire preuve de sagacité et d’esprit critique, mais que là, dans leur rôle public, c’est simplement exclu. Leur bêtise est une tenue de fonction, un bouclier et un moteur de carrière. C’est un trait commun avec les apparatchiks soviétiques. Ou, plus largement, avec la satrapie de tous les régimes autoritaires et décadents.
On lit dans les Vies des douze Césars de Suétone que l’empereur Caligula adulait tellement son cheval Incitatus qu’il avait eu l’idée de le nommer consul. Son assassinat, à 29 ans seulement, a peut-être coupé court à ce beau projet. On relèvera au passage que Caligula était devenu très impopulaire à cause de sa fiscalité dévorante, elle-même causée par le train ruineux qu’il avait imposé à l’État. (Toute ressemblance avec l’époque présente serait purement volontaire.)
Mais si d’aventure Caligula avait vraiment nommé consul son équidé ? Les courtisans, sans ciller, l’auraient traité avec tous les égards dus à son rang. Certains se seraient même scandalisés qu’on l’amenât chez le vétérinaire plutôt que chez le médecin, comme les hommes trans d’aujourd’hui accusent de discrimination les gynécologues qui se déclarent incompétents à les traiter. Ces gens n’étaient sans doute pas plus bêtes que les satrapes d’aujourd’hui, mais ils n’étaient pas mus par leur raison propre, ni même par leurs intérêts bien compris. Ils étaient aiguillonnés par la peur et par son pendant proactif, l’ambition maladive.
· Notule. L’ambition poussée dans le dos par la peur conjuguée à une personnalité inconsistante se mue en sociopathie. Mais c’est là le sujet de toute une autre étude.
PEUR DE LA LIBERTÉ
Le comportement des dirigeants européens ressemble à celui de ces courtisans romains face aux caprices de leur empereur. Après avoir sacrifié leurs économies, vidé leurs caisses et leurs arsenaux pour soutenir la guerre des Ukrainiens — un conflit délibérément provoqué par les États-Unis via le coup d’État du Maïdan en 2014 et ses suites(1) —, ils se voient soudain, avec l’élection de Trump, confrontés à la perspective de devoir assumer seuls la gestion du désastre. Je rappelais dans mon Abécédaire trumpien (AP467)la réaction plutôt saine d’un officiel japonais à ce changement de cap américain : enfin, nous allons pouvoir respirer sous ce président isolationniste et reprendre un peu de notre souveraineté ! Rien de tel en Europe. À une ou deux exceptions près du côté de l’Est, l’officialité européenne s’est associée corps et âme à la cause démocrate. Autrement dit, à l’expansion continue de l’impérialisme américain. Les dirigeants européens réagissent comme des otages atteints du syndrome de Stockholm : ils sont terrorisés par une porte ouverte !
En fallait-il davantage pour démontrer à quel point nous — Européens — sommes soumis et dépendants ? Autournant du siècle encore, nous prétendions égaler ou dépasser dans nombre de domaines les cousins d’Amérique. En 2008, selon les données du FMI, l’économie européenne était au coude à coude avec l’américaine. Aujourd’hui, l’économie des États-Unis dépasse de moitié l’ensemble des économies d’Europe de l’Ouest, contraintes par ailleurs de se plier à leur politique de sanctions tous azimuts sans considération des dégâts. La mauvaise tournure de l’opération « Ukraine »montre que les Américains sont prêts à « jeter l’Europe sous le bus » comme ils l’ont fait de n’importe quel proxy en Asie ou en Amérique latine.
La dépendance pathologique des élites européennes à l’égard des États-Unis n’est pas une dérive momentanée. Elle témoigne d’un processus d’apprivoisement de longue haleine, à tel point que l’histoire de l’après-Deuxième guerre mondiale nous apparaît désormais sous une tout autre lumière.
Nous n’avons pas été « libérés » du nazisme par les Anglo-Américains, nous avons été plus subtilement colonisés que les peuples enfermés dans le Pacte de Varsovie. Ceux-ci ont eu l’avantage de pouvoir mettre le nom juste sur leur soumission et désigner du doigt leur oppresseur. Les Européens de l’Ouest, eux, vivent jusqu’à ce jour sous l’empire d’une illusion qui a façonné non seulement leur organisation administrative et politique, mais encore leurs repères culturels et leur vision du monde.
Les catastrophes géopolitiques en cours révèlent l’ineptie d’une Europe ainsi échafaudée et donnent raison à des auteurs qu’on dénonçait jusqu’à hier comme des complotistes : ceux qui voyaient dans la construction européenne un instrument de domination américain (et dans son idéologue Jean Monnet un agent étranger). Les soupçons d’un Emmanuel Todd sur l’espionnage des élites continentales par la NSA, ou même ceux d’un Daniele Ganser sur le dédoublement de tout notre appareil démocratique par les « armées secrètes » de l’OTAN, c’est-à-dire de la CIA, ont aujourd’hui pignon sur rue.
Le passionnant ouvrage d’Éric Branca L’Ami américain illustre par le cas français comment cette tutelle discrète mais ferme fut concrètement mise en place.
• Notule. La Suisse n’échappe pas à la règle, de loin pas, ainsi qu’on le voit depuis 2022 avec la brusque, quoique hypocrite, répudiation de son très avantageux statut de neutralité. Comme l’ex-procureure générale de la Confédération Carla del Ponte l’avait dit concernant ses propres complaisances, elle « n’a rien à refuser aux Américains ». Comprendre comment la Suisse est « tenue » serait encore la matière d’une tout autre étude…
Tout ceci, évidemment, n’ébranle pas le moins du monde nos politiques ni les médias qu’ils subventionnent. Comment le cheval de Caligula ne serait-il pas consul dans une Europe où les ânes sont ministres ? Leur bêtise est effarante, mais elle est aussi en grande partie construite. Les conditions qui l’ont rendue possible, et même nécessaire, n’ont que très partiellement été élucidées à ce jour.
NOTE
1. La sous-secrétaire d’État Victoria Nuland a reconnu en 2014, il vaut toujours la peine de le rappeler, que les USA ont investi 5 milliards de dollars « pour promouvoir la démocratie en Ukraine ». On a pu se rendre compte depuis de ce que cet euphémisme voulait dire