USA, la contre-révolution des conte-élites
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LE BRUIT DU TEMPS par Slobodan Despot
DANS CETTE FATIDIQUE ELECTION DE 2024, UN VIEIL HOMME QUI AURAIT PU PROFITER DE SA FORTUNE ET DE SES PETITS-ENFANTS A SILLONNE LE CONTINENT ET MIS SA VIE EN JEU. A SA SUITE, DES ENTREPRENEURS RICHES A MILLIARDS ONT MISE LEUR EMPIRE SUR UN COUP ELECTORAL. QUEL ETAIT DONC L’ENJEU QUI A POUSSE CES PRIVILEGIES A S’ENGAGER AU-DELA DE TOUT RETOUR SUR INVESTISSEMENT POSSIBLE ?
« Le respect de la vérité n’est pas loin d’être la base de toute morale.» Dune de Frank Herbert, cité par Elon Musk.
Vu d’Europe, et même des deux côtes des USA (celles où vivent les franges « éduquées » de leur population, séparées par les terres obscurantistes qui les nourrissent, peuplées de rednecks bibliques à carabine et marmaille nombreuse), Donald Trump passe pour le proto- type du populiste. Un entrepreneur en démagogie, un joueur de flûte de Hamelin version 2.0 dont le cirque ambulant draine tout ce que l’Amérique compte de petits Blancs frustrés et crédules. Cette image, cristallisée dès le début de son aventure politique, est commode pour entretenir le cordon sanitaire dressé autour du rouquin par l’intelligentsia qui donne le ton. Elle est commode, mais elle est fausse. Or ceux qui se fondent sur des représentations fausses ne peuvent comprendre l’adversaire ni, par conséquent, le vaincre. D’où le raz-de-marée prévisible du phénomène trumpiste que les « intelligents » offusqués n’ont — une fois de plus — pas vu venir. À force de se pincer le nez, ils ont fermé leur propre champ de vision.
La composante essentielle du problème leur a par conséquent échappé. Elle tient à ce que l’homme aux cravates criardes n’aurait jamais pu l’emporter sans le soutien de certains parmi les patrons les plus visionnaires et les plus créatifs de l’économie américaine moderne. Je pense en particulier, mais pas uniquement, à deux des hommes les plus riches au monde : Peter Thiel et Elon Musk.
SON PARI LE PLUS RISQUÉ
Peter Thiel — «cofondateur de PayPal et Palantir, avatar du tech- no-libertarisme, croquemitaine de la gauche» — s’est détaché comme la véritable brebis noire de la Silicon Valley lorsqu’il a ouvertement soutenu la campagne de Donald Trump en 2016. Certains de ses associés ont estimé que c’était le pari le plus dangereux de sa carrière d’investisseur, qui en comptait pourtant de vertigineux. Peter Thiel est reconnu, même de ses ennemis, comme le plus grand investisseur de capital-risque au monde. Qu’est-ce qui l’a poussé à se mettre tout son milieu à dos en investissant dès 2016 dans le label Trump ?
Thiel s’est expliqué de ses choix dans une ample confession accordée à Bari Weiss. Bari Weiss est cette ancienne journaliste du New York Times qui avait démissionné du prestigieux journal à cause du fanatisme idéologique qui y régnait (1) pour lancer sa propre lettre, plus tard devenue une plateforme d’information, The Free Press. Ce choix de l’interlocutrice est en soi significatif. Les médias traditionnels (legacy media) sont écartés du débat post-démocrate et réduits au rôle de mouches du coche.
Tout au long de l’émission, guidée par le principe de sincérité (Honestly), Thiel s’emploiera à poser des choix soigneusement pondérés, mais qui n’en expriment pas moins des visions claires et souvent radicales. Pour commencer, ce n’est pas à propre- ment parler un « fan » de Trump. Il a eu des regrets après son soutien de 2016. Trump n’avait pas rempli ses promesses, et n’avait pas non plus suivi ses recommandations en matière de ressources humaines. Thiel a donc exprimé sa satisfaction en des termes ciselés : pas d’extase, mais du soulagement. Il se dit moins heureux de l’élection de Trump qu’il n’eût été déçu d’une victoire de Kamala Harris. Encore une fois, il a pris des risques, mais cette fois-ci l’investissement a payé. Thiel a placé deux de ses protégés — Vivek Ramaswamy et J. D. Vance — dans le plus proche entourage du futur Président. Il maintient ainsi des têtes de pont dans un territoire investi au pas de charge par son ancien partenaire Elon Musk, devenu pour ainsi dire un nouveau membre de la famille Trump.
DEUX VISIONNAIRES CONSERVATEURS
Il est utile de tracer quelques parallèles éclairants entre ces deux personnages hors normes. Thiel et Musk ont été alliés, mais sans doute jamais amis. Leurs différences de tempérament sont explosives. Selon Musk, Thiel serait un sociopathe. Selon Thiel, Musk serait un imposteur. À l’époque de leur partenariat dans PayPal, Thiel avait été épouvanté par l’aventurisme de Musk. Il avait profité de sa lune de miel pour le faire limoger de son poste de CEO. Plus tard, Musk s’est vengé de Thiel en le terrorisant dans sa McLaren (et envoyant la voiture dans le décor). Leurs biographies hautes en couleur et riches en revirements évoquent la conquête de l’Ouest. Les deux sont des immigrés, l’un d’Allemagne, l’autre d’Afrique du Sud. Les deux croient au nécessaire perfectionnement de l’humanité avec la technologie et à cause d’elle (mais pas forcément par la technologie). Les deux expriment des convictions ultraconservatrices avec une désinvolture que personne ne se permettrait en Europe — mais avec quelques nuances. Thiel a ainsi refusé d’investir dans les électromobiles Tesla par « scepticisme à l’égard du changement climatique » selon Musk. Les deux croient à l’imminence d’un cataclysme biblique, mais envisagent des solutions radicalement opposées. Thiel se cramponne en construisant un « bunker du jugement dernier » en Nouvelle-Zélande. Musk veut migrer vers d’autres planètes (mais il investit en même temps dans une technologie de forage rapide pour accélérer notre descente sous terre !).
WOKISME, LA MALADIE TERMINALE
Tout de même, une grande préoccupation commune entretient leur alliance malgré les incompatibilités de caractère. Thiel et Musk sont tous deux hantés par la décadence culturelle et intellectuelle de l’Amérique, cristallisée ces dernières années par le wokisme et la Cancel Culture. Dans le cas de Musk, on expédie le sujet en soulignant le traumatisme personnel : ce fils qui a transitionné et qu’il considère perdu. Cela permet de faire l’impasse sur l’aspect civique et civilisationnel de sa réflexion. S’il s’est engagé corps et âme dans le soutien à Trump, au risque de tout perdre en cas d’échec (comme les démocrates le lui promettaient sans ambages), c’est qu’il considère le wokisme comme un poison incurable, le prélude de l’agonie terminale d’une société.
« Soit nous réglons le problème de l’infection du virus de l’esprit woke dans l’éducation, soit il ne sera jamais réglé », répétait-il encore le 25 novembre. Avant cela, il avait prophétisé que les présidentielles 2024 risquaient d’être les dernières élections démocratiques en Amérique. Si Trump échouait, le programme de transformation anthropologique du tissu humain et institutionnel initié par le wokisme et adopté par la gauche viderait en quatre ans le concept de démocratie de tout son sens : en accordant le droit de vote aux millions d’immigrés qui se déversaient en Amérique sans rien savoir de sa culture et de sa vie poli- tique, mais également en décivilisant de larges couches de la population. Il s’agissait pour lui d’une course contre la montre méritant toutes les prises de risque.
LE MONDE DE THIEL
Père de douze enfants, Musk songe à l’avenir de sa progéniture. C’est naturel. L’homosexuel Peter Thiel exprime une préoccupation d’ordre moins biologique, si l’on peut dire. Thiel a étudié la philosophie avec René Girard et collectionne les éditions originales de Leo Strauss. C’est surtout un grand lecteur de littérature, en particulier de la science-fiction et de Tolkien. Il affirme avoir lu au moins dix fois la trilogie du Seigneur des Anneaux. Sa vision du monde est de toute évidence imprégnée des combats ontologiques de la Terre du Milieu. Il voit le monde comme un champ de bataille où des hommes supérieurs accomplissent de hauts faits en se débarrassant des entraves de l’administration, du gouvernement et de la médiocrité régnante. Et puis, dans une vallée secrète, on y rencontre des Elfes qui jouissent de la vie éternelle. Or juste- ment, Thiel ne croit pas la mort inévitable, il cherche le moyen de la vaincre scientifiquement. C’est au fond un scientiste nietzschéen, un condottiere du XIXe siècle conquérant, un héros de série steampunk. Il n’est pas le seul.
• Notule. Le Steampunk est un mouvement esthétique abreuvé de fantasy, de science-fiction et de pompe victorienne. Il instaure une uchronie rétrofuturiste où la technologie aurait évolué de manière plus noble et plus conforme aux traditions.
Dans le domaine francophone, les albums BD de Schuiten et Peeters livrent la plus fascinante illustration de cette science réenchantée.
On ne s’étonnera donc pas si Peter Thiel, comme l’a titré l’un de ses portraitistes, « s’est mis en congé de la démocratie ». Dans son exercice d’honnêteté avec Bari Weiss, il crée un sardonique trait d’union entre démocratie et populisme. La démocratie, dit-il, c’est quand les gens votent comme il faut ; le populisme, c’est quand ils votent de travers. Thiel est un élitiste libertaire, mais de quelle élite se réclame-t-il ?
L’un des moments les plus intéressants, et presque drôles, de son entretien porte sur l’effondrement de l’éducation supérieure. Connu pour son dénigrement des filières élitaires classiques, Thiel s’est soudain mis à comparer le cursus universitaire du personnel politique actuel avec celui de la génération précédente. Si, jusqu’au temps des Clinton-Obama, on se devait d’être passé par l’Ivy League, les apparatchiks démocrates actuels, à commencer par Joe Biden, se contentent de papiers moins prestigieux. Lorsque la journaliste s’étonne de son regain de considération pour les vieilles universités, Thiel la prend à revers. Non, explique-t-il, c’est juste le signe que même eux ont rallié son point de vue : que les grandes universités « sont si corrompues et pourries qu’elles ne sont plus de bons endroits pour apprendre à défendre le libéralisme ». D’ailleurs, ajoute-t-il, s’ils avaient lancé dans la course un candidat mieux formé, comme un Pete Buttigieg, en l’obligeant à « résoudre la quadrature du cercle » du déficit colos- sal, de l’inflation ou de la frontière que personne ne contrôle plus, c’eût été « plus embarrassant », car il ne se serait pas montré plus cohérent que la malheureuse Kamala Harris. Thiel pense aussi, comme Trump, que la fermeture du Département de l’instruction publique serait une bonne chose pour l’Amérique. Il souligne encore combien il est devenu cauchemardesque, pour les entreprises, de « gérer ces employés millenials idéologiquement détraqués » (et ne parlons pas des ravages de ces détraqués dans l’armée et l’administration).
LE GRAND RESET… À L’ENVERS
Ceci n’est qu’une petite partie des idées radicales exposées par l’investisseur au cours de cet entretien. Il parle également d’économie, de géopolitique et, bien entendu, de la confrontation ultime, celle qui dans sa vision d’avenir va inévitablement opposer les États-Unis à la Chine. Les principes de dérégulation, de débureaucratisation, de décontamination idéologique s’inscrivent dans une tradition libertarienne qui avait déjà pignon sur rue aux États-Unis, mais qui avec la victoire de Trump pourrait devenir une philosophie de gouvernement. Peut-on imaginer en France un entrepreneur, même très proche du pouvoir, militant ouvertement pour l’abolition de l’ENA en tant que pépinière de satrapes rengorgés et incompétents, ou pour l’arrêt de la fabrique du crétin qu’est devenue l’Éducation nationale ? Ces mesures pourtant évidentes, même les penseurs les plus marginaux n’osent les envisager. La France préférera mourir écrasée sous les décombres de ses institutions plutôt que de les remettre en question. Une semblable sclérose mentale règne dans la plupart des pays voisins. C’est une des raisons pour lesquelles les Européens sont loin de pressentir la profondeur du grand reset à l’envers dont le mouvement MAGA aura servi de tête de pont. Peter Thiel avoue d’ailleurs que le slogan Make America Great Again l’a séduit parce que c’était la devise la plus pessimiste qu’un candidat à la présidence américaine ait jamais osé adopter ! Le principe de réalité passe avant toutes choses.
LA FRACTURE DE L’ÉTAT PROFOND
Il importe ici encore de souligner que ni Peter Thiel ni Elon Musk, malgré leurs idées parfois échevelées, ne sont des desperados ni des marginaux. À leur manière, tout comme Trump, ils font aussi partie de l’État profond américain. Thiel, via son logiciel de renseignement Palantir, est un contractant de la CIA, et Musk, avec ses programmes spatiaux et son réseau satellitaire Starlink, est un fournisseur de premier plan de la Défense. Ils forment la partie visible d’un schisme radical, mais interne aux élites américaines. Ce ne sont pas des républicains de conviction et de tradition, ils utilisent le mouvement trumpiste comme un levier, ou un bélier, pour détruire un système qu’ils jugent suicidaire. D’autres porte-parole de ce même groupe ont très explicitement détaillé, ces dernières semaines, l’enjeu de la guerre civile latente. Ray Dalio, fondateur du gros fonds d’investissement Bridgewater associates, avertit depuis des années que l’Amérique se trouve au bord de la guerre civile à cause de l’accroissement des inégalités, une tendance que la présidence Biden n’a pas freinée, bien au contraire. Dans un article de prospective publié fin novembre sous le titre « Ce qui nous attend », Dalio essaie d’esquisser les changements imminents de l’ordre domestique et international que devrait favoriser la nouvelle administration. Le ton est empreint de gravité et d’urgence, l’esprit pragmatique et férocement objectif. Les baisses d’impôts, la dérégulation économique sont des prescriptions attendues. Mais on y découvre aussi une étonnante prise en compte de l’évolution multipolaire du monde.
La synthèse qu’en livre Dalio mérite citation : «L’ordre mondial international passera de ce qui reste du système créé par les États-Unis et leurs alliés après la Seconde Guerre mondiale, dans lequel il existe des normes de comportement, des règles et des organisations dirigeantes généralement acceptées au niveau mondial, telles que l’ONU, l’OMC, la Cour internationale de justice, le FMI, la Banque mondiale, etc. à un ordre mondial plus fragmenté, dans lequel les États-Unis poursuivront une politique de “l’Amérique d’abord” avec des catégories claires d’alliés, d’ennemis et de pays non alignés, étant donné que les guerres économiques et géopolitiques se multiplieront et que le risque de conflit militaire sera plus élevé que jamais au cours des dix prochaines années. En d’autres termes, nous arrivons à la fin d’une ère dirigée par les États-Unis, dans laquelle les pays essayaient de trouver ensemble une façon de se comporter les uns avec les autres par le biais d’organisations multinationales dotées de principes directeurs et de règles, pour passer à un ordre plus intéressé , de type loi de la jungle, dans lequel les États-Unis sont l’un des deux plus grands acteurs et la Chine l’autre — et la lutte est en grande partie la lutte classique entre le capitalisme et le communisme (dans leurs versions contemporaines). Ainsi, les concepts de moralité et d’éthique qui ont été façonnés par la vision américaine de ce qui est moral et éthique seront beaucoup moins pertinents, car les États-Unis ne seront plus le leader mondial dans la proposition et l’application de ces principes. Le choix des alliés et des ennemis se fera davantage sur la base de considérations tactiques… »
Ces quelques lignes, sans parler du reste de l’article, trahissent une pensée concrète, non idéologique et non moralisante qui réfute spectaculairement la vision du monde idéaliste et volontariste des élites libérales américaines, en particulier des néoconservateurs. C’est une véritable contre-révolution dans les idées, et en même temps un retour au pragmatisme du temps où les élites américaines pensaient encore dans le réel, un temps qui s’est achevé avec l’avènement de Clinton et de Bush Junior. Elles permettent de mesurer l’ampleur de la rupture intellectuelle qui se met en place devant nos yeux.
À ce point, une observation de Peter Thiel permet de recadrer la perspective sur le kairos, le moment parti- culier que nous vivons ces jours-ci. Si Harris avait gagné en novembre 2024, les quatre années de Trump n’auraient été qu’une parenthèse, un accroc dans la marche inéluctable de l’histoire vers le triomphe des idées de gauche. Le retour de Trump inverse la perspective : c’est la dérive idéologique des quatre années Biden qui représente un accident dans un mouvement profond de retour aux valeurs traditionnelles.
CODA
Ce mouvement n’est pas, contrairement à l’impression qu’en donnent les médias, un mouvement populaire auquel se seraient ralliés quelques milliardaires excentriques. C’est au contraire une contre-révolution sciemment fomentée par une contre- élite consciente qui a compris que l’Amérique-monde était le vampire et le bourreau de l’Amérique-nation. Les chefs de cette contre-révolution sont des hommes pétris de grandes lectures, allant de Marc-Aurèle à Ayn Rand, et de philosophie individua- liste. En face d’eux, un «blob», une mentalité de ruche (hive mind) libérale (c’est-à-dire gauchiste) d’où la réflexion individuelle, comme l’observe Thiel, a pratiquement disparu. Ces deux mondes n’ont plus aucun langage commun.
Comme l’observe un autre gourou de la tech, Marc Andreessen, « nous ne dînons plus aux mêmes tables » avec ceux qui gobent encore aveuglément les informations du New York Times. Dans un entretien aussi passionnant que celui de Thiel, Andreessen livre par ailleurs des révélations sidérantes sur le degré d’arbitraire atteint par l’Etat américain dans ses règlements de comptes avec les entrepreneurs divergents. Le blocage de comptes (debanking) serait devenu une mesure routinière, frappant non plus d’obscurs camionneurs canadiens, mais d’éminentes figures de la crypto et de l’informatique. Ce qu’il décrit est une véritable guerre intestine.
Pour comprendre en profondeur la raison du retour de Trump, il faut peut-être se reporter à la fin de la guerre froide. La révolte des contre- élites américaines fait penser à la fracture de l’État profond soviétique
— des sommets de la sécurité et de l’armée — au moment de l’effondre- ment de l’URSS. À cette différence près qu’ici, sous bien des aspects, le schisme est encore bien plus profond.
NOTE
1. À propos de Bari Weiss, voir Slobo- dan Despot: «New York Times, la spirale de l’obscurantisme», AP242