Ligne Maginot, le retour : l’Europe en marche vers une réponse à Trump spectaculairement inadaptée ?
Non seulement, certains dirigeants européens semblent-ils prêts à restreindre sévèrement la liberté d’expression mais ils ignorent soigneusement les racines du déclin européen comme celles du mépris affiché par l’administration pour la souveraineté européenne.
avec Don Diego De La Vega et Thibault Mercier 10/01/25
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Atlantico : Donald Trump rejoindra bientôt la Maison Blanche. Depuis sa réélection, il multiplie les déclarations, comme Elon Musk par ailleurs, provocantes et dont certaines peuvent aller à l’encontre du droit international. Que dire, pour l’heure, des réponses européennes ? À quel point faut-il reconnaître que, s’il est légitime de vouloir sauvegarder les intérêts européens (et notamment ceux du Danemark), faut-il penser que la réaction européenne consiste à tracer une nouvelle “ligne Maginot” ?
Don Diego de la Vega : La réponse que fait l’Europe n’a rien de la ligne Maginot, contrairement à ce que l’on pourrait penser. Et pour cause ! Si inutile ait-elle pu être, il faut bien lui reconnaître qu’elle a tenu. Elle a été contournée, c’est certain, mais il faut tout de même dire que c’était un superbe ouvrage. La réponse européenne aux affirmations de Donald Trump et Elon Musk est tout à la fois assez fragile (on est loin de parler d’un mur en béton armé, après tout) et particulièrement inadaptée. Pour poursuivre la comparaison, on pourrait dire qu’elle est loin d’aller jusqu’à la mer comme c’était le cas de la ligne Maginot. C’est une réponse lacunaire. Est-ce que cette réponse européenne (si tant est que l’on puisse seulement parler de réponse européenne, ce sur quoi nous aurons l’occasion de revenir) est illégitime ? Est-ce qu’il faut nécessairement chercher à contrer de tels propos ? Commençons par souligner que l’on verra, à l’avenir, quelles sont les réelles intentions américaines. S’agit-il, comme vous l’avancez, d’une provocation ou bien au contraire d’une proposition construite sur un business plan précis ? Il est normal, bien entendu, que l’Europe (si tant est, une fois encore, que l’on puisse en parler comme d’une entité unie) cherche à défendre un intérêt supposé européen.
Il faut aussi comprendre que nous nous insérons nous-mêmes dans les mécanismes de pays voisins très régulièrement ; en témoigne l’élection présidentielle roumaine qui a récemment été annulée, par exemple. Et il est assez logique, du point de vue américain, de tenter de faire jouer le rapport de force. Celui-ci est évidemment en leur faveur… d’autant plus qu’il n’est pas dans la logique américaine de penser que les frontières sont définitives. N’oublions pas qu’ils ont déjà proposé de racheter des États par le passé et que c’est le genre d’opérations qu’ils ont l’habitude de mener. On pourrait parler de la Louisiane, évidemment, mais aussi de l’Alaska ou des anciennes îles Vierges danoises, devenues depuis les îles Vierges américaines. Les États-Unis ont toujours su se développer au détriment du Mexique, du Danemark ou d’autres nations. Il n’est donc pas surprenant que Donald Trump envisage de racheter le Groenland (et, d’un point de vue américain, ce serait plutôt un bon deal).
A quel point faut-il reconnaître que notre réponse s’avère inefficiente ?
Thibault Mercier : Les déclarations de Trump sont inquiétantes mais on sait aussi que c’est sa marque de fabrique et que très souvent ce ne sont plutôt que des “bons mots” (américains donc certainement moins fins que ceux que peut produire un esprit européen) pour faire bouger les choses. Soyons patients et préparons-nous.
Quoi qu’il en soit, rien de nouveau sous le soleil selon moi. Depuis quand, en effet, les Etats-Unis se soucient-ils du droit international ? Du tribunal de Nuremberg, aux guerres menées au Moyen-Orient jusqu’aux, plus récentes, sanctions économiques exorbitantes contre les entreprises européennes, cela fait belle lurette qu’avec les Américains c’est “Vae Victis” (Malheurs aux vaincus) et qu’ils ont compris que “Might is Right” (La puissance impose le droit).
Difficile de savoir ce que ferait l’Europe en cas d’annexion du Groënland (sol sacré de l’homme européen) mais pour l’instant les gesticulations de nos hommes politiques pèsent fort peu dans le débat international.
Que penser de la réponse de Jean-Noël Barrot ou de Thierry Breton, qui ont respectivement évoqué la possible invasion du Groenland par l’armée américaine (estimant que nous revenions à une forme de “loi du plus fort”) et celle d’interdire X en raison des excès d’Elon Musk ? Dans quelle mesure cette deuxième proposition témoigne-t-elle de la peur que peuvent inspirer Donald Trump et Elon Musk aux élites européennes ?
Thibault Mercier : Si Jean-Noël Barrot se trompe en regrettant le “retour à la loi du plus fort”, puisqu’elle a toujours existé avec les Etats-Unis, il me semble que l’on peut en revanche saluer sa saillie contre la Commission européenne qui si elle ne “sait pas nous protéger contre ces ingérences ou ces menaces d’ingérence” devrait rendre “aux États-membres, à la France la capacité de se protéger elle-même”. C’est le rôle d’un homme d’Etat, défendre son pays.
Quant à Thierry Breton, il continue sa croisade obsessionnelle contre Musk. Vouloir interdire à Musk de s’exprimer c’est lui donner raison. Si Breton considère vraiment que les propos de Musk sont tellement faux qu’ils en deviennent absurdes, pourquoi veut-il absolument les interdire alors qu’ils sont normalement aisément réfutables ? Considère-t-il que les citoyens européens ne sont pas assez intelligents pour s’en rendre compte ?
Don Diego de la Vega : Il est vrai que Donald Trump a aussi évoqué une potentielle invasion du Groenland, s’il n’était pas possible de racheter l’île au Danemark. Commençons par souligner que, bien qu’elle sera nécessairement évoquée, la notion de souveraineté nationale danoise pèse assez peu dans les débats quand on sait que le pays dépend à plus de 90 % de l’OTAN pour assurer sa défense. Il ne s’agit pas de dire qu’une telle situation n’est pas déplorable. Au contraire. Pourtant, dès lors que l’on fait preuve d’un tant soit peu de pragmatisme, on réalise qu’il n’est tout simplement pas possible, pour un pays comme le Danemark mais aussi pour beaucoup d’autres, de se mettre en travers de la route des États-Unis d’Amérique quand ceux-ci sont déterminés à faire ce qu’ils annoncent vouloir faire. D’autant plus qu’en l’occurrence, on peut penser que Donald Trump parle ainsi qu’il le fait pour ses électeurs et pour les Américains plus que pour les Danois ou les Européens. D’une façon générale, je ne serais pas vraiment surpris que ce message puisse prendre un double sens dans le cadre du conflit russo-ukrainien : il s’agit peut-être de dire, avant d’entamer une nouvelle étape des négociations, que les frontières ne sont pas figées dans le temps. Il risque d’être difficile de négocier avec le Kremlin sans consentir à des abandons territoriaux du côté de l’Ukraine, et il va peut-être falloir envisager que la Crimée devienne russe. Dans ce cas de figure, il ne m’apparaît pas étonnant de lancer des “ballons d’essai” en parlant du Groenland ou du canal de Panama. Ça ne mange pas de pain, dirons-nous.
La réponse qu’a pu formuler monsieur Breton, eu égard à la potentielle fermeture de X, fait assez peu de sens quand on sait que d’autres pays plus motivés que nous ont déjà tenté d’interdire la plateforme d’Elon Musk. C’était notamment le cas du Brésil, qui n’a simplement pas réussi à se débarrasser de X. Là encore, le rapport de force n’est tout simplement pas à notre avantage : Elon Musk dispose de capacités de représailles tout à fait massives et si l’on déclare la guerre à son réseau social, il sera largement en mesure de répliquer. Sans même avoir à parler du problème de casting auquel l’Europe est évidemment confrontée : il n’est pas si difficile de faire pression, quand on est les États-Unis, sur un Thierry Breton ou sur une Ursula Von der Leyen. Ces gens-là sont “débranchables” assez rapidement pour quiconque dispose des bons outils. C’est assez indéniablement le cas de Donald Trump comme d’Elon Musk.
Que dire du caractère anti-démocratique de la mesure soutenue par Thierry Breton ? Quelles sont les limites évidentes de ce raisonnement ?
Thibault Mercier : Cette volonté de contrôler l’information, pour ne permettre que l’expression d’idées “vraies” (comprendre : vraies pour le pouvoir en place) est particulièrement inquiétante et cela ne me semble pas caricatural de dire que cela fleure bon l’URSS. Personne en politique ou en sciences humaines ne détient la Vérité. Elle ne peut émerger que par la discussion et la confrontation maximale des idées, même si ces dernières sont totalement ou partiellement fausses. C’est pourquoi il est crucial de permettre une liberté d’expression maximale des opinions dans l’espace publique. Dostoïevski dans Crimes et Châtiments l’a très bien compris lorsqu’il écrit que “L’erreur mène à la Vérité”.
Dans quelle mesure peut-on affirmer de l’Europe qu’elle perd la bataille des rapports de force avec les États-Unis ? Tant sur les plans économique que géopolitique ?
Don Diego de la Vega : C’est là le cœur du problème. Quand un partenaire est faible, on peut en profiter pour pousser ses propres pions. C’est précisément ce qui se passe en ce moment, et c’est le Danemark (ainsi que l’Union européenne dans sa globalité) qui sont actuellement visés. De même que d’autres alliés historiques américains, à commencer par le Canada (que les États-Unis ne peuvent tout simplement pas absorber, au risque sinon de voir les Républicains passer dans l’opposition pour les années à venir, puisque les citoyens canadiens sont globalement plus à gauche que les citoyens américains). L’on pourrait d’ailleurs considérer que l’attitude de Donald Trump est aujourd’hui de bonne guerre. C’est à l’Europe qu’il revient d’être plus forte, moins dépendante sur le plan économique et financier, mais aussi sur le plan technologique. On peut évidemment se contenter de reprocher aux États-Unis de faire usage des outils à leur disposition et de pousser l’avantage, mais ce serait assez naïf.
Prenons ainsi l’exemple de l’indépendance énergétique de l’Europe : force est de constater que, sans le gaz américain, il risque de s’avérer difficile de tenir l’hiver. Après tout, c’est grâce au gaz liquéfié américain que les prix n’ont pas complètement explosé après le début de la guerre en Ukraine. L’impact ne se limiterait d’ailleurs pas à une baisse des températures pour les ménages : il se ferait ressentir sur l’ensemble de l’économie européenne. Fondamentalement, et il faut bien garder en tête que ce n’est qu’un seul des exemples que l’on pourrait ici évoquer, les États-Unis tiennent l’Europe. Ils disposent de moyens de pression importants et toute tentative de désolidarisation provenant d’un pays européen pourrait être lourdement sanctionnée (en plus de poser de vraies questions sur le plan militaire). Dans le cas allemand, par exemple, on pourrait craindre que la FED cesse de financer la Deutsche Bank si celle-ci tâchait de s’éloigner, et au bout de quelques jours, l’Allemagne devrait composer avec une crise de ses finances publiques comme on en a rarement vu. Non seulement nous manquons des armes nécessaires pour lutter, mais nous n’avons en plus l’attitude pour y parvenir. Économiquement parlant, nous ne prenons pas assez de risques et ne disposons pas des outils indispensables pour formuler une réponse appropriée, et il en va de même sur le plan politique ou médiatique. D’autant plus que je doute de la volonté de nos dirigeants à se montrer plus fermes.
Quelle réponse l’Europe aurait-elle dû formuler, si elle avait su garder en tête la nécessité de protéger son intérêt ?
Don Diego de la Vega : Votre question présente un problème flagrant, que nous avons d’ailleurs déjà commencé à aborder. Vous partez du principe que le principal obstacle a déjà été dépassé, qu’il existe en effet un intérêt européen clairement définissable, identifié comme tel par une institution légitime et avec suffisamment de poigne pour le faire respecter. Si c’était effectivement le cas, nous ne serions pas confrontés à la situation que nous avons décrite depuis le début de cet entretien. Partir du principe que l’Union européenne parle au nom de l’Europe est discutable, et il faut bien rappeler qu’un certain nombre de pays du Vieux Continent ne font pas partie de l’UE ou ne sont pas dans l’Euro. On pourrait citer la Suisse, ou la Norvège, mais il faudrait aussi parler (justement !) du cas du Danemark, dont la spécialité reste la clause d’opt-out. Ils ne sont européens que quand ça les arrange, et c’est comme cela qu’ils ont pu s’éviter l’Euro, qu’ils ne s’appuient sur l’espace Schengen que quand cela leur convient. Comment espérer en arriver à une réponse unique, visant à la défense d’un intérêt commun en temps réel, quand on sait qu’un nombre conséquent de ces pays ne sont là pour à peu près rien et qu’ils seraient bien en mal de s’opposer aux États-Unis, qui assurent l’essentiel de leur défense militaire ? L’Europe apparaît faible, divisée, et ne peut donc envisager qu’une réponse à minima.
C’est bien cette mollesse qui permet à Donald Trump de faire avancer ses propres intérêts. Il sait qu’il ne rencontrera pas une franche opposition, qu’il peut y aller sans grande inquiétude.
L’Europe peut-elle, selon vous, se contenter de se draper d’une vertu offensée si elle entend encore se faire respecter de ses partenaires américains ? Dans quelle mesure demeure-t-il essentiel de faire respecter le droit international (au risque, sinon, de perdre un outil indispensable face à de potentiels dictateurs et autres régimes autoritaires) ?
Thibault Mercier : Evidemment ce ne sont pas des déclarations qui permettront à l’Europe d’exister sur la scène internationale et de se faire respecter. Le droit international est certainement un outil à utiliser mais la France le respecte-t-elle elle-même quand son Président autorise l’Ukraine à frapper le territoire russe avec des armes françaises ou que le Ministère des affaires étrangères décrète une immunité du Premier Ministre Israélien malgré un mandat d’arrêt lancé par la Cour Pénal Internationale ?
Dans quelle mesure peut-on dire, aujourd’hui, que l’Europe est confrontée à son propre déni de réalité, tant sur le plan géopolitique que sur le plan économique ? Peut-elle espérer recréer un rapport de force avec les États-Unis en jouant la vertu offensée sans identifier les racines profondes de son déclin, comme son aversion au risque, par exemple ?
Don Diego de la Vega : Il est amusant de constater que, pendant des années, l’Europe aura été le continent de la realpolitik. Cela lui a d’ailleurs valu un certain nombre de reproches, à l’époque. On accusait les vieilles nations de faire de la politique avec froideur et stratégie, en citant Richelieu ou Bismarck, par exemple. On nous a reproché d’être des joueurs d’échecs, en somme, et coincés dans une forme de rationalité à la Talleyrand, face à des États-Unis supposément beaucoup plus idéalistes. Bien sûr, la situation était plus complexe : l’Amérique pouvait en vérité se montrer tout à fait pragmatique et pas moins sanguinaire, mais elle affichait effectivement une image plus messianique et se drapait davantage dans une supposée vertu. Aujourd’hui, force est de constater que cette situation s’est tout à fait inversée. L’Amérique se montre mercantiliste, cash, particulièrement sous Donald Trump, mais déjà auparavant, avec Joe Biden ou même Barack Obama. L’Europe, pour sa part, se pique de bons sentiments, se “wilsonise”. Elle est devenue une Europe des principes, de la prudence, une Europe du DSA ou des EEG, qui réglemente sans cesse et se cache derrière la morale. Cela s’est vu assez clairement sur la question ukrainienne ! Un bon nombre d’Européens se sont pris à croire que Kiev finirait par marcher sur Moscou, que la Russie se serait construite un second Afghanistan. Force est de constater qu’il y a pu avoir, sur ces sujets, un cruel manque de sérieux, de realpolitik.
Nous n’avons plus les moyens, aujourd’hui, de nous draper dans cette pseudo-morale à géométrie variable. Il est grand temps d’en revenir à une approche plus rationnelle, de se remettre à compter en somme, et de limiter la casse. Cette morale des élites européennes, à la quoiqu’il en coûte, nous a poussés à nous amputer de tout un pan du nucléaire européen, à nous jeter corps et âme dans des conflits qui ont fait des milliers de morts alors qu’il aurait peut-être été possible d’envisager d’autres solutions moins sanglantes. Henry Kissinger, qui est décédé en 2023, prônait justement une approche imprégnée des valeurs européennes de la realpolitik. Sans doute a-t-il contribué à mettre les États-Unis sur cette voie alors que l’Europe s’en éloignait. Aujourd’hui, c’est un luxe que nous ne pouvons plus nous permettre.