SOS croissance envolée : la Chine est-elle en pleine japonisation ?
Petite analyse des points communs et des différences entre la Chine actuelle et le Japon des années 1990.
avec Don Diego De La Vega 29/08/23
Atlantico : Dans quelle mesure est-ce qu’un risque de japonisation guette la Chine ?
Don Diego de la Vega : Il est important de repréciser ce qu’on appelle Japonisation, ce n’est pas un concept très académique mais plutôt une construction linguistique. C’est un terme que j’utilise fréquemment et auquel je n’ai rien à reprocher, à condition qu’il soit correctement appliqué. Parler de “japonisation” économique est cohérent pour décrire la situation que l’Europe connaît depuis 15 ans. Ce concept implique des dommages économiques et résulte d’un mélange de facteurs structurels et monétaires. Cependant, la répartition précise entre ces facteurs reste floue.
Certains utilisent le terme “japonisation” pour décrire le vieillissement d’un pays et l’atteinte d’une certaine maturité économique. Cela se traduit souvent par une décroissance des investissements et une diminution de la croissance potentielle, passant par exemple de 4% à 1%. C’est ce qu’a connu le Japon, brusquement à la fin des années 80 et au début des années 90. Pendant cette période, le Japon a maintenu un faible taux de chômage en raison d’un marché du travail restreint et de politiques publiques spécifiques. Le problème n’était pas tant le chômage, mais plutôt le manque de croissance et de perspectives de croissance, ce qui a considérablement réduit la croissance potentielle.
L’économie était alors en difficulté, avec un vieillissement démographique et une préoccupation constante autour du déficit public. Une grande partie de l’épargne et de l’énergie étaient consacrées à la gestion du déficit public et à son financement par le biais de relances budgétaires. Cela a créé une dynamique économique politique macroéconomique quelque peu vacillante.
La situation n’était pas désastreuse mais il manque un dynamisme économique important depuis plus de 30 ans. C’était une sorte de récession permanente, mais une version adoucie. Cela est compatible avec l’ordre social en place, à condition que cet ordre social reflète les caractéristiques japonaises, comme l’absence de délinquance et la solidarité intergénérationnelle. De plus, les régions en croissance à proximité contribuaient à maintenir une certaine base. Bien que les petites entreprises aient connu des difficultés, les grandes entreprises japonaises continuaient de prospérer sur la scène mondiale, grâce à des politiques de soutien et à une solide solidarité familiale et étatique.
Cependant, il y a aussi ceux, dont je fais partie, qui considèrent que la japonisation, ce sont aussi des politiques monétaires sont en réalité trompeusement accommodantes, mais en fait restrictives. Bien que les taux d’intérêt aient été abaissés à zéro, certains estiment qu’ils auraient dû être encore plus bas. Bien que la monnaie puisse sembler bon marché, elle est en réalité trop chère, ce qui crée une situation où la “japonisation” devient un système faussement accommodant en surface, mais en réalité restrictif du point de vue monétaire.
En comprenant cela, la chronologie de la “japonisation” devient plus claire. Ce n’est pas une transition soudaine, mais un processus graduel qui se renforce.
C’est ce que j’utilise, ainsi que d’autres, pour décrire la situation en Europe, notamment depuis 2007 et 2011. Il s’agit d’un schéma où le pouvoir du banquier central augmente progressivement, malgré ce qu’on peut en dire, au détriment du pouvoir économique. La structure d’incitation est tellement déséquilibrée qu’elle semble promouvoir une approche accommodante, mais qui en réalité est restrictive. Dans l’ensemble, la monnaie est trop chère et trop rare, et le système bancaire est zombifié. De plus, la relation entre la Banque centrale et les banques commerciales crée une sorte de piège, où les banques commerciales semblent prises dans un syndrome de Stockholm. C’est essentiellement la situation que le Japon a connue au cours des 30 dernières années. Cette dynamique se retrouve également en Europe depuis 2008, principalement.
Cependant, le terme “japonisation” n’est plus très en vogue en Occident depuis deux ans, en raison d’une poussée temporaire d’inflation qui a détourné l’attention. Mais est-ce que cela s’applique à la Chine. La question se pose car il n’y a pas d’inflation, les taux d’intérêt y sont plus élevés, il y a des préoccupations liées à la dette, notamment publique, etc. A cela s’ajoute un processus de vieillissement démographique similaire à d’autres régions, qui semblent faire de la Chine un bon candidat pour cette grille de lecture.
Par une analogie grossière, certains affirment que la Chine est en quelque sorte le Japon des années 1990.
Mais est-ce que la comparaison tient la route ?
Il est évident que cela ne se compare pas. En réalité, la Chine de 2023 est fondamentalement différente du Japon des années 90 à tous égards. Les excès immobiliers qui ont pu exister en Chine ne sont en aucun cas comparables à la situation au Japon. En Chine, ces excès immobiliers sont plutôt liés à la nécessité de renouveler un parc immobilier inadapté d’il y a 30 ans. Les constructions en Chine répondaient à une demande réelle, contrairement à la situation au Japon où cela avait atteint des niveaux irrationnels. Les valeurs immobilières japonaises avaient décollé du réel, comme en témoigne par exemple le jardin de l’empereur qui avait atteint une valeur démesurée par rapport à l’ensemble du marché. En Chine il y a une crise immobilière mais elle est modérée, et il n’y a ni crise boursière ni crise obligataire.
Ensuite, les autorités chinoises disposent d’une gamme de leviers pour faire face à la menace de la déflation. Concrètement, la Chine a les moyens d’intervenir de différentes manières. Elle a toujours le contrôle de sa monnaie, sans subir la pression américaine qui avait forcé le Japon à renforcer le yen sous l’influence des États-Unis. Cette dynamique ne s’applique pas à la Chine, bien qu’elle subisse également des pressions américaines. Les situations ne sont pas du tout comparables. En outre, il n’y a actuellement pas d’inflation en Chine. Cela est non seulement dû aux politiques monétaires attractives, mais aussi aux gains de productivité. La situation de désinflation industrielle est bien plus mesurée qu’on ne le pense et pour partie souhaitable. Les Chinois ajustent activement leur économie pour réduire leurs excédents commerciaux, notamment en passant d’une production “Made in China” à une production “Made by China”. Cette transition vers des produits de meilleure qualité améliore leur position sur la chaîne de valeur mondiale. Il s’agit d’une démarche bien plus positive que la bulle spéculative du Japon des années 90. La Chine a encore beaucoup de chemin à parcourir pour atteindre un niveau de classe moyenne comparable à celui de l’Occident, même à des pays comme la Grèce ou le Portugal. Actuellement, le PIB par habitant en Chine est légèrement inférieur à celui de l’Argentine. La Chine a rejoint le niveau du Brésil en 2018, mais reste encore loin de pays comme la Grèce. Cependant, la Chine progresse, notamment grâce à une nouvelle génération mieux formée, comme le montrent les classements internationaux. Le pays investit dans l’éducation et l’amélioration du capital humain. Cette population épargne également massivement, ce qui est un élément positif. La situation en Chine n’est en rien comparable au Japon des 30 dernières années. La politique monétaire en Chine est bien plus prudente et sage. De plus, la perspective de gains de productivité futurs, associée à l’amélioration de la formation, laisse entrevoir un avenir positif.
En résumé, il n’y a pas de déflation en Chine. Il s’agit davantage d’une situation de désinflation saine. La Chine est en pleine transition industrielle et commerciale, ce qui entraîne temporairement des ajustements dans divers secteurs, y compris l’immobilier. Cependant, il n’y a aucune preuve tangible que la Chine se dirige vers une déflation naturelle à long terme. Les comparaisons avec le Japon sont tout à fait infondées. En ce qui concerne le secteur immobilier, il faut comprendre que les problèmes actuels en Chine sont distincts. Les spéculations d’un plan de relance chinois à grande échelle au sein des salles de marché internationales en disent davantage sur notre propre inquiétude à New York et à Londres que sur les véritables besoins de la Chine. Ces spéculations sont largement motivées par des considérations internes aux acteurs financiers, plutôt que par une réelle nécessité pour les ménages ruraux chinois.
Actuellement, toutes les banques d’affaires, tous les gens qui gèrent de l’argent en Occident, sont tous très anti-Chine et estiment que la Chine déçoit. Mais il ferait mieux de balayer devant leur porte.
Certains s’inquiètent de l’idée que la Chine risque de devenir vieille avant d’être riche ?
C’est un concept classique bien connu, également appelé le tournant de Lewis. Cela fait référence à plusieurs générations de cette idée, qui évoque la transformation des agriculteurs en ouvriers et la difficulté de faire évoluer les ouvriers vers des rôles de cadres. Il y a de nombreuses considérations de ce genre. Je tiens à apporter une vision plus nuancée, car certes la démographie est importante mais à capital humain constant. Si l’on remonte à la situation japonaise il y a 30 ans, le capital humain avait atteint un plateau de progression avec le vieillissement de la population. Cela reflète également ce qui se passe actuellement en Europe. Le capital humain n’évolue guère, voire régresse, ce qui est une préoccupation. Cette tendance est exacerbée par le départ à la retraite de la génération du baby-boom, qui détient une part significative des actifs financiers.
Cela soulève des préoccupations financières et économiques, car leur remplacement ne se fait pas nécessairement par des individus mieux formés ou plus éthiques sur le plan du travail, ni même par ceux qui maîtrisent mieux le français. En Chine, c’est une histoire différente. Le pays fait face à des cohortes de travailleurs prenant leur retraite, mais elles sont remplacées par des individus considérablement mieux formés.
Le capital humain chinois va plus que compenser les effets du vieillissement et des pertes démographiques. Je préfère largement 800 millions de Chinois bien formés comme ils le sont aujourd’hui, à un milliard quatre cents millions de Chinois formés comme ils l’étaient il y a 30 ans. Il n’y a tout simplement pas de comparaison possible. Le vrai défi réside dans la transition. Bien sûr, il y a des défis ponctuels liés à l’offre et à la demande localement, ainsi que des problèmes logistiques temporaires. Cependant, il ne s’agit pas du tout de la “japonisation”.
Est-ce que la Chine est exempte de critique ?
Non, cela doit être abordé à l’échelle micro.
Pour critiquer la Chine, il faut cibler la gouvernance des entreprises, les pratiques comptables parfois problématiques et les questions de transparence. Cela concerne particulièrement la gouvernance d’entreprise, la concurrence, les cultures de gestion et tous les aspects micro. Les vulnérabilités se trouvent dans des failles légales, politiques et microéconomiques. Cependant, sur le plan macroéconomique, la Chine est quasiment inattaquable. Si nous souhaitons critiquer la Chine, commençons d’abord par régler nos problèmes internes.
Nous pourrons le faire lorsque notre Banque centrale sera plus compétente, transparente et solide. De plus, lorsque nous aurons des perspectives de croissance fondées sur notre propre capital humain.
La banque des règlements internationaux estimait que le ratio total crédit non financier PIB de la Chine approchait les 297% du PIB à fin 2022, faut-il s’en inquiéter ?
Ce ratio n’a que peu de valeur réelle. Tout d’abord, il s’agit d’une dette envers d’autres Chinois. Cette distinction est fondamentale et diffère notablement de la situation japonaise, où de nombreuses banques d’affaires avaient une présence marquée à Tokyo jusqu’au début des années 90. Les étrangers étaient très peu présents en Chine à cette époque.
Si je me souviens bien, près de 98 % des actifs financiers chinois sont détenus par des Chinois. En somme, c’est une dette nationale envers d’autres Chinois, régulée par une Banque centrale chinoise et utilisant la monnaie nationale. En fin de compte, il s’agit d’une question interne qui se résoudra par des ajustements comptables au sein de la Banque centrale chinoise.
Ceci n’est pas pour minimiser les préoccupations, car il y a certainement des enjeux à considérer. Cependant, il est important de noter que ces problèmes relèvent principalement de questions internes et ne sont pas directement liés à la macroéconomie mondiale. Par exemple, il ne devrait pas y avoir de contagion due aux problèmes actuels d’un promoteur immobilier chinois. Le deuxième point à souligner est qu’à côté de ces dettes, il est nécessaire d’examiner les actifs.
Lorsque l’on analyse un passif, il faut également évaluer l’actif. Ce qui est préoccupant, c’est d’avoir une dette qui a été contractée sans réel fondement, ou en raison de taux d’intérêt réels trop élevés. Cependant, cela ne s’applique pas à la Chine. Par exemple, il y a eu dans l’histoire des investissements dans des infrastructures comme des ponts et des routes qui ne mènent nulle part. Ce n’est pas le cas en Chine, du moins selon ce que nous savons. Même si l’allocation des ressources n’est pas optimale en Chine, les investissements dans les infrastructures, tels que les lignes à grande vitesse et les périphériques, sont justifiés et bénéfiques. Les aéroports construits répondent à une réelle demande. Tout cela est normal et nécessaire, car les infrastructures étaient nécessaires. De manière générale, elles ont été planifiées de manière rationnelle et sont opérationnelles. Par conséquent, il existe des actifs tangibles, y compris les écoles, les universités et les hôpitaux qui fonctionnent désormais selon des normes occidentales dans toutes les villes chinoises.
Le taux d’équipement en scanners et d’autres équipements médicaux est en constante amélioration, et ces aspects peuvent être observés et quantifiés. Donc, il y a des actifs réels. De plus, il est crucial de prendre en compte l’épargne, au-delà des taux apparents de 300 %. Le point crucial est l’épargne. Lorsque le Japon a été confronté à cette situation il y a 30 ans, son taux d’épargne national était déjà en forte baisse. Le Japon était déjà en déclin en matière d’épargne nationale au moment où il a été touché par la crise et la japonisation. Les commentaires d’Édith Cresson sur les Japonais comme des fourmis au début des années 90 étaient quelque peu dépassés à l’époque. La critique qu’elle formulait était valable jusqu’aux années 70, mais en 1990, l’épargne n’était déjà plus suffisante pour financer le Japon.
En comparaison, la Chine présente une réalité différente. Les ménages chinois épargnent environ 42 à 43 % de leurs revenus chaque année, ce qui est significatif.
Le problème de la Chine réside principalement dans un excès d’épargne. Cette surabondance compense efficacement les problèmes de dette. En Chine, l’épargne abonde. Et il n’y a pas un surdéveloppement des marchés financiers comme au Japon des années 1990.
Lorsque le Japon était à l’apogée de sa bulle, il représentait la moitié de la capitalisation boursière mondiale dont la moitié était portée par les banques. Les banques japonaises représentaient donc 1/4 de la cotation boursière mondiale. En comparaison, la Chine a une tout autre réalité. Elle possède une épargne et une Banque centrale en face de sa dette. Cela signifie que la dette est libellée en yuans et qu’elle peut être traitée comptablement si nécessaire. Les autorités ont un certain contrôle sur cette situation. Cependant, cette situation freine en quelque sorte la modernisation du secteur financier chinois, car les autorités souhaitent conserver le contrôle. Elles exercent déjà un contrôle considérable, et cela est renforcé par des enjeux locaux tels que les promoteurs immobiliers. Ainsi, il y a une incitation pour les autorités à rester fortement présentes dans le secteur financier.
Cela ralentit bien sûr le processus de modernisation de l’épargne chinoise. Cependant, compte tenu de l’épargne considérable, des actifs solides et du capital humain en Chine, il n’y a pas de raisons de s’inquiéter, il y a beaucoup d’opportunité. Les préoccupations devraient être davantage axées sur notre propre situation.